Entretien d'Edouard Glissant avec Pierre Desgraupes dans
"Lecture pour tous" en 1964 pour Le Quatrième siècle.
- Alain Baudot, Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, Toronto, Éditions du GREF, 1993
- Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue : Édouard Glissant et l’H(h)istoire antillaise, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1988.
- Romuald Fonkoua, Essai sur la mesure du monde au XXe siècle, Edouard Glissant, Paris, Honoré Champion, 2002.
- Jean-Pol Madou, Édouard Glissant. De mémoire d’arbres, Amsterdam / Atlanta, Rodopi, "Collection monographique Rodopi en littérature française contemporaine", 2004.
"Parce que la vie, le désir de mourir, la soif de posséder, t'aveuglent sur ton chemin, t'empêchent d'éprouver la racine ou de comprendre le charroi descendant sur l'espace : sauf au cas où, comme Senglis, tu n'es plus qu'un chiffon transparent envolé dans le moindre souffle et roulant avec le charroi ; ou si encore, comme Longoué Melchior, tu es une tonne inébranlable, qui ne frémit que par l'élan caché de la racine. Alors oui dans ces cas tu comprends la chose qui va venir. Sinon, tu restes là méditant : "Mais où donc, où a passé tout ça ?" Tout l'entassement qui paraît caduc - jusqu'au jour où la chaleur te traverse comme un pieu ; mais la chaleur peut aussi te terrasser. Tout le monotone cri que tu n'entends pas : pour que La Roche saute de son cheval, d'un trait jusqu'au bourg, qu'il dise à Melchior : "À ta place, je sais ce que je ferais" ; qu'il donne ensuite ses ordres : qu'on emmmène ne prisonnier à l'atelier, qu'il serait inutile de l'attacher (et aucun des deux n'avait parlé de la barrique, pourtant posée entre eux comme un monument, ni de Louise vivante sur leurs regards). Pour que ceux qui de loin avaient observé l'affaire s'en retournent, qui dans sa maison de tôles et de bois de caisse, qui dans sa cahute empaillée, tous criant : "Je t'avais prédit qu'il s'échapperait ! Quel est celui qui peut tenir Melchior Longoué ?" Et pour que Stéphanise, déjà portée par sa nature vers la case dans les acacias, s'attarde cependant à Roche Carrée, s'époumone chaque jour du récit du grand soulèvement, comprenant aussi bien que Melchior la vérité si obscure (à ce moment et encore aujourd'hui) : que les seigneurs, seigneurs des plantations ou seigneurs-marrons des bois, seraient forcés d'abdiquer leur pacte de splendeur ; que ceux-ci reviendraient à la glèbe démunie d'éclat pendant que ceux-là tisseraient sans attendre une autre sorte de toile sur la terre ; que ceux du soulèvement pour une fois, esclaves ou gens des bourgs, avaient eux-mêmes allumé leur incendie ; qu'ils ouvraient leur route dans le pays si vaste et si petit ; que la vie quitterait l'épais croisement et le tapis humide des bois pour s'ancrer autour de Roche Carrée, dans la région des tamis labourés, et partout où les hommes souffriraient et mourraient loin d'aucune sorte d'écho pour leurs cris. Et peut-être que Stéphanise comme Melchior prévoyaient l'absence, le néant, l'oubli de mort qui en résulteraient : - ce pour quoi elle monta dans les bois, afin qu'au moins il y en eut deux ou trois qui remuent, sur l'emplacement devant la case, les décombres et la cendre de l'incendie.
Car où a passé, où a donc passé tout ça qui te monte au cerveau, te brûle dans la tête sans que tu connaisses le feu, tout en souffrant la brûlure ? Tu demandes : "Mais vraiment, papa, on ne sait même pas ce qu'il faut fouiller ?" Ce n'est pas la misère, tu n'as pas à chercher la misère, je te dis, c'est la misère qui te cherche, et n'essaie pas d'entrer dans la misère avec des mots. Non ! Le tournis te prend. Comme une frégate qui n'a plus qu'une aile pour battre sur la mer... On croirait qu'à force de couper le bras droit, et puis la jambe droite, ils ont fini par amputer tout un côté du corps : un poumon, un testicule, un œil, une oreille. Et voilà peut-être ce qu'il faut chercher dans l'entassement : cette partie de toi où la brûlure sillonne comme un éclair, et qui pourtant est restée loin de toi dans les bois ou sur la mer ou dans le pays là-bas : la moitié droite du cerveau."
La profusion même du récit, sa complexité apparente (une chronologie générale retraçant l'itinéraire des Longoué et des Béluse figure à la fin de l'ouvrage), semble s'organiser et se déployer autour de lieux primordiaux, de scènes-clés (le marronnage du premier des Longoué ; la reconnaissance par l'état-civil français des esclaves affranchis lors de l'abolition, et l'attribution des nouveaux noms qui portent trace du mépris...) et d'une structure comportant 13 chapitres eux-mêmes répartis en quatres grandes sections :
- "La Pointe des Sables"
- "Roche carrée"
- "Carême à la Toufaille"
- "La Croix-Mission"
Papa Lougoué, le vieux quimboiseur, est le conteur de cette histoire. Il est le porteur d'une histoire qui ne suit pas la linéarité du récit chronologique, ce qui d'ailleurs provoque l'impatience voire l'incompréhension de Mathieu Béluse. Manière de signifier que le marronnage est le réceptacle des soubassements de l'histoire antillaise, derrière l'ordonnancement du récit colonial : "Parce que le passé n'est pas dans ce que tu connais avec certitude, il est aussi dans tout ce qui passe comme le vent et que personne n'arrête dans ses mains fermées".
Papa Longoué est le dernier de sa lignée, qui s'éteint donc à sa mort, en 1945. Contrairement aux Béluse, qui se perpétuent ; à la fin du roman, Mathieu Béluse épouse Marie Celat, dite Mycéa, dont la génalogie fera l'objet en 1981 de La Case du commandeur. De leur union naîtra une fille, Ida Béluse. Les personnages du Quatrième Siècle, déjà de La Lézarde, puis de La Case du commandeur sont en quelque sorte "récurrents" et interviennent non seulement dans les romans, mais aussi dans l'œuvre poétique et dans les essais (particulièrement pour ce qui est de Mathieu Béluse). Le cycle romanesque, qui pourrait faire penser aux généalogies fondatrices des grands cycles du XIXe siècle (on pense aux Rougon-Macquart de Zola) est lui-même intégré en ce sens à l'ensemble de l'œuvre et en constitue l'une des matrices.
On l'a dit avec raison, la composition du roman peut aussi être saisie autour de la dichotomie de deux paysages : la plaine qui est celle de la plantation des Senglis (famille des planteurs), lieu de la servitude des Béluse, et le morne qui est le millieu des nègres marrons, destination de la fuite primordiale du "marron fondamental", lieu de la liberté des Longoué.
- Les Antilles sont devenues un creuset de civilisations, mais partialement aménagé. On a toujours voulu sacrifier nos valeurs africaines, on nous a appris à les considérer comme un héritage maudit. Et pourtant ces valeurs faisaient partie de notre chair. D'où ce déséquilibre profond que l'écrivain antillais doit avant tout combattre, qu'un Aimé Césaire a si bien combattu dans sa théorie de la négritude. Pour nous l'énoncé de cette théorie a eu la violence d'un choc opératoire, mais singulièrement salutaire.
- Un retour aux sources ?
- Plutôt un retour à l'une de nos sources. Nous sommes le fruit d'un métissage culturel et si nous voulons un véritable et total retour aux sources, il nous faut, à partir de la revalorisation africaine, nous pencher sur le complexe antillais.
- Votre nouveau titre intrigue. Quel est ce quatrième siècle qui fait penser à la quatrième dimension ?
- C'est le quatrième siècle de l'ère antillaise, c'est-à-dire le vingtième de l'ère chrétienne. Voilà quatre siècles que nos ancêtres esclaves ont été déportés d'Afrique aux Antilles. le quatrième siècle est, pour moi, le siècle de le prise de conscience. Ce roman raconte les destinées de deux familles paysannes, entre 1788 et 1946, les oppositions, les jalousies, les tendresses cachées. La première famille a refusé l'esclavage, elle s'est réfugiée sur les "mornes", les collines des Antilles, c'est une famille de "nègres marrons", ainsi dénommés parce qu'ils marronnent dans les bois. Et l'opposition de ces deux familles vous montre encore, non plus dans l'abstrait mais dans la vie, cette dualité profonde du caractère antillais. Dans tout Antillais, il y a un être qui accepte et un être qui refuse. Papa Longoué est le descendant marron de cette famille qui a refusé l'esclavage. C'est un quimboiseur, si vous voulez une sorte de rebouteux, en qui se perpétuent, plus ou moins dégradées, les croyances africaines. On peut dire qu'à sa manière, Papa Lougoué pratique la contestation culturelle. Mathieu Béluse est un jeune homme qui descend, lui, de cette famille qui avait accepté l'esclavage dans les plantations. Mais Mathieu Béluse, à son tour, refuse lui aussi, bien qu'avec des moyens différents. La fin du roman laisse entrevoir une synthèse. On pourra la juger un peu brutale, mais je n'ai pas voulu anticiper sur les prochaines réalités antillaises."
Entretien avec Édouard Glissant et André Chamson de l'Academie française, à l'occasion de la remise à Glissant en 1965 du Prix Charles Veillon. "Carrefour", Archives de la Radio-Télévision suisse.
Interrogé par les critiques littéraires de l'époque, Glissant synthétise lui-même parfaitement le projet de son roman (voir l'entretien avec Pierre Desgraupes ci-contre). Dans un entretien donné aux Lettres françaises (propos recueillis par Jean Gaugeard ; entretien reproduit par Alain Baudot dans sa Bibliographie annotée d'Édouard Glissant, Toronto, Éditions du GREF, 1993), il précise non seulement la thématique, mais aussi les enjeux essentiels de son roman, tout en l'inscrivant dans la cohérence d'un projet littéraire précis :
"Il y a toute une partie de l'histoire de mon pays qui demeure inconnue, qui reste noyée par l'éducation que nous avons reçue de l'Occident comme un bienfait et comme une souffrance. Récupérer ce passé, c'est l'un des grands principes de mon effort d'écrivain. Mettre à jour les pôles de la sensibilité antillaise constitue une seconde tentative fondamentale. Cette volonté de récupération du passé m"a incité à écrire un poème comme Les Indes et une pièce comme Monsieur Toussaint [...]. Avec La Lézarde [...], j'ai cherché à élucider la sensibilité antillaise. Il y a une dualité antillaise, qui est à la fois notre problème et notre richesse, notre originalité propre et c'est que nous nous trouvons partagés entre l'Afrique et l'Occident. Mon nouveau roman [...] c'est à nouveau une quête du passé en vue de trouver la logique profonde de la sensibilité antillaise.
- Une logique de sensibilité ?
- J'emploie le mot logique dans un sens poétique. Il nous faut trouver toutes les raisons, bonnes ou mauvaises, sages ou folles, pour lesquelles nous sommes ce que nous sommes. Un peuple ne peut pas vivre sans conscience de son passé. [...]
- Vous aimeriez vous dire Africains plutôt qu'Américains ou Occeidentaux ?
Six ans après l'obtention du Prix Renaudot en 1958 pour La Lézarde, la publication du Quatrième Siècle en 1964 marque du reste la jonction avec le premier roman, puisqu'il en propose une sorte de remontée de lignée (Le Quatrième Siècle s'achève au moment où débute La Lézarde). Cette jonction dit aussi que Glissant est résolument engagé dans un vaste cycle, surtout en cette première époque de sa production romanesque.
La Quatrième Siècle est publié en 1964 aux Éditions du Seuil et également en édition reliée au Cercle du Nouveau Livre qui dépend aussi des Éditions du Seuil ; il sera réédité chez Gallimard en 1990 dans la collection "L'imaginaire" (N° 233), puis dans la collection blanche en 1997. L'ouvrage est dédié à Albert Béville (Paul Niger en littérature), administrateur au Ministère des colonies d'origine guadeloupéenne, rencontré en 1959 à Rome lors du second Congrès international des Écrivains et Artistes noirs, avec qui Glissant fonde en 1961 le Front antillo-guyanais, avant la disparition de Béville dans une catastrophe aérienne en 1962 (voir le discours d'hommage à Albert Béville prononcé par Glissant à Paris en 1962) : "Je dédie ce livre à la mémoire d'Albert Béville 1917-1962".
La réception du roman est enthousiaste et unanime, et on salue à la fois le stype profus, la construction éminemment subtile mais surtout, l'ampleur du dessein de cette remontée vers les origines et cette tentative d'élucidation des ressorts du passé de tout un peuple.
Le livre reçoit en 1965 le Prix Charles Veillon, prix francophone international dont le jury est présidé cette année-là par André Chamson de l'Académie française (voir vidéo).
Le Quatrième Siècle fut à n'en pas douter de ces œuvres qui marquent durablement à la fois l'esthétique et l'imaginaire littéraires. Véritable somme de l'itinéraire historique de la société coloniale, Le Quatrième Siècle inverse la geste de la colonisation par la quête des traces originelles de la société antillaise, pistée en ses non-dits. Par son ampleur, par son ambition même et par la subtilité des ressorts narratifs de cette saga des Lougoué et des Béluse, le récit a constitué un tournant décisif non seulement dans l'œuvre de Glissant, mais aussi dans l'inspiration même de la littérature dite postcoloniale.
Plus de cinquante ans nous séparent de la publication de ce sommet de l'œuvre romanesque de Glissant, et se confronter à ce morceau de bravoure, c'est encore faire face à un monument. En avril 2014, disparaissait Gabriel García Márquez : une autre occasion de nous souvenir que c'est l'année d'après la publication du Quatrième Siècle, en 1965, que le romancier colombien rédigeait son immortel chef d'œuvre Cent ans de solitude publié en 1967, et qui présente bien des parentés avec l'ambition du Quatrième Siècle, en dehors des différences stylistiques. Dans l'un comme l'autre cas, tout se passe comme si les écrivains "des Amériques" comme disait Glissant, se voient confrontés au même moment, à la nécessité de dire les origines, de remonter les traces opaques du passé, derrières les apparentes linéarités de l'histoire coloniale. Tout compte fait, relire Le Quatrième Siècle aujourd'hui, c'est aussi savoir dépasser l'intimidant hiératisme du monument : si García Márquez comme Glissant sont déjà des classiques, il nous incombe plus que jamais de nous en "saisir à neuf" comme dirait Perse.
Le Quatrième Siècle d'Édouard Glissant, 50 ans après
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