Pour ce qui sera sa dernière apparition en public, Édouard Glissant assiste à la soirée d'hommage qui donnée en son honneur, au théâtre de l'Odéon autour de l'anthologie de la poésie du Tout-monde (novembre 2010). Reportage France O, Christian Tortel
En 2010, Glissant est invité au collège qui porte son nom au Lamentin, en Martinique, l'occasion d'y rencontrer les élèves (Edouard Glissant. La créolisation du monde, Auteurs Associés / France Télévisions, Réal. : Yves Billy / Mathieu Glissant, 2010).
L'écrivain revient sur sa présence aux Etats-Unis, (Édouard Glissant. La créolisation du monde, Auteurs Associés / France Télévisions, Réal. : Yves Billy / Mathieu Glissant, 2010).
De New York à Paris en passant par le Diamant, le parcours du Tout-monde dans les années quatre-vingt dix (Voyage au pays du Tout-monde, Marijosé Alie, 1998).
Début de la période américaine
Il quitte l’Unesco en 1988 pour accepter la proposition qui lui est faite aux Etats-Unis, d’un poste de Distinguished Professor à l’Université de Louisiane (LSU, Lousiana State University, à Baton Rouge). Depuis longtemps déjà, il est passionné par la contiguïté des villes qu’il nomme « créoles » et par cette part créole justement de la Louisiane, qui occupe au Sud des Etats-Unis une position unique. Les reliquats de la langue créole parlée par les Cajuns le frappent beaucoup, ainsi que les traits culturels originaux de la région, et il organise des colloques interdisciplinaires pour dresser une sorte de trait d’union entre la Louisiane et les Antilles, à l’occasion desquels par exemple les conteurs créoles des deux rives se rencontrent.
L’enseignement, toujours, avec cette soif de la transmission, qui ne l’a pas quitté depuis l’IME : le contact avec les étudiants est particulièrement souple au sein des universités américaines, et la diffusion de son œuvre aux Etats-Unis n’est certainement pas étrangère à l’intérêt que suscite son enseignement, d’autant plus qu’il dirige au sein de l’université, le centre des études françaises et francophones.
Au cours de l'année 2010, la santé de l'écrivain se dégrade alors qu'il est aux Etats-Unis. Il rentre en France peu de temps avant l'été. Son activité sera ralentie, et pourtant le dialogue avec Lise Gauvin, L'imaginaire des langues, paraît en octobre. En novembre, il apparaît en public pour la dernière fois, pour un hommage mémorable qui lui est rendu au Théâtre de l'Odéon, autour de l'anthologie La terre, le feu, l'eau et les vents - Une anthologie de la poésie du Tout-monde.
Édouard Glissant décède le 3 février 2011 à Paris, à l'âge de 82 ans. Lors de ses derniers jours, une expression revenait constamment dans ses propos : "Ame vivante du monde". Il est inhumé le 9 février au cimetière du Diamant en Martinique, non loin de ce mémorial des esclaves qu'il affectionnait tant et qui porte en lui le souffle et la mémoire, le cri et la trace.
En 2009, Glissant publie son dernier essai marquant - nonobstant les publications de dialogues et de manifestes -, avec Philosophie de la Relation, dont le sous-titre est Poésie en étendue. Ceux qui ont été attentifs à cet ultime élargissement des préceptes qui ont fondé l'oeuvre conceptuelle (notamment une projection des origines de la parole poétique et une extension temporelle particulièrement marquante de la Relation) auront également perçu les accents quasiment "testamentaires" de l'essai. Il en va ainsi du retour, comme en une boucle à laquelle tendait aussi La cohée du Lamentin, au lieu premier, pour constater sa perte mais dans le même temps, dire qu'il aura essaimé tout le parcours. Mais il en va également de cette vision, de cette confrontation pour tout dire, de la mort : celle de la mère et la sienne propre, évoquée comme en écho, dans le texte composé en 2007 à l'occasion du décès d'Aimé Césaire. Cette "irrémédiable" mort des poètes est aussi une projection dans le temps, vers une pérennité de la parole qu'il s'agit de faire partager (d'où l'anthologie de 2010).
Ces dernières années sont surtout marquées par l'ultime réalisation institutionnelle à laquelle Édouard Glissant tient tout particulièrement et à laquelle il apporte toute son énergie : en 2006, il crée l'Institut du Tout-monde, avec le soutien actif de la Région Ile-de-France et du Ministère de l'Outre-mer. Le projet repose sur une idée simple et ambitieuse à la fois : il s'agit de concrétiser les idéaux de rencontre et de co-présence mis en valeur par l'écrivain avec une vigueur singulière depuis les années quatre-vingt dix à travers les notions de Relation et de Tout-monde. Avec la volonté de rallier les énergies les plus diverses autour de ces principes d'ouverture, l'Institut s'avère une entité à la fois internationale et "nomade", et suscite des initiatives variées, qui vont des séminaires universitaires menés par le philosophe François Noudelmann à la Maison de l'Amérique latine ou à l'Agence de la francophonie, à l'organisation du Prix Carbet de la Caraïbe. Une multitude de réalisations et de projets qui témoigne bien de ce souhait de l'écrivain de voir incarnée cette "nouvelle région du monde" en Relation dont il décrit l'avènement dans son essai de 2009. Une ferveur, aussi, à laquelle il apportera son concours jusqu'au bout à travers ses interventions lors des séminaires ainsi qu'en assurant la promotion active de ce nouvel outil qu'il aura créé, comme une haute proposition, "valable pour tous".
Les années 2000 vont donc confirmer et encore amplifier cet enrichissement de la pensée, puisque c'est à un rythme soutenu que l'écrivain publie dans ces années là toute une série d'essais cruciaux, qui sont autant de nouvelles variations sur une Relation toujours plus ouverte aux bruissements du monde : La cohée du Lamentin (2005), Une nouvelle région du monde (2006), Philosophie de la Relation (2009), pour ce qui est des essais phares qui viennent élargir la "Poétique" ou ouvrir l' "Esthétique" ; d'autres publications, dialogues ou manifestes cinglants et écrits de circonstances, montrent encore s'il en était besoin, combien la pensée de Glissant n'a pas interrompu sa marche propre et combien l'essayiste n'a jamais abandonné son engagement étroit dans le débat public : une présence de pensée et de combats.
En 2006, le Président de la République Jacques Chirac lui confie une mission d'élaboration d'un centre national dédié à la Traite et à l'esclavage, mais la concrétisation de ce centre, à laquelle Glissant est particulièrement attaché, ne se réalisera pas. Il publie d'ailleurs en 2007 Mémoires des esclavages chez Gallimard, mettant en lumière une fois encore l'importance de cette entreprise mémorielle collective autour de la Traite (en 2010, le manifeste 10 mai : Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions prend acte de l'enlisement du projet du centre national, et enfonce encore le clou).
Cette époque est également celle des "Chaos-opéras", sorte de récitals poétiques menés par Glissant et ses amis, en divers lieux et diverses occasions, donnant à voir, entendre et ressentir les ondoiements d'une Relation vécue et offerte au public.
Si l’audience s’accroît particulièrement en ces années, c’est aussi parce que comme chacun peut le noter, la réflexion et la création ne se sont jamais interrompues chez Glissant, et l’œuvre n’a cessé de se ramifier davantage, avec de précieux fleurons : dans le roman, comme une nouvelle période naît avec Tout-Monde en 1993, qui ouvre le récit sur cette présence élargie qui se voit confirmée dans Sartorius, le roman des Batoutos en 1999 et Ormerod en 2000. Pour ce qui concerne les essais, de la Poétique de la relation en 1990 aux écrits des années 2000, avec le tournant conceptuel représenté en 1997 avec le Traité du Tout-Monde, c’est également d’ouverture qu’il s’agit, car cette pensée ne s’est jamais tant accordée à un projet intime de rayonnement : sans projection artificielle, mais toujours en écoute aigue.
L’éclat accru se traduit aussi par ce rôle tout particulier assumé par Glissant dans les années quatre-vingt dix à la tête du Parlement international des Ecrivains, dont il devient Président honoraire en 1993. Il y côtoie entre autres Salman Rushdie ou encore Wole Soyinka, assiste à la création du réseau des villes-refuges pour les écrivains persécutés pour raisons politiques, et c’est là une institution à laquelle Glissant est très attaché, en y défendant la voix persistante de cette pensée tremblée qui est celle d’une littérature qui, à l’échelle du monde et par le rassemblement de ses acteurs, tente de faire entendre une libre parole d’intuition.
En matière de reconnaissance internationale pour cette période, il faut encore noter la remise du Doctorat Honoris Causa auprès de plusieurs universités (York University à Toronto en 1989, West Indies University à Trinidad en 1993, Université de Bologne en 2004) ainsi que d’autres prix littéraires : le Puterbaugh Foundation Biennial Prize en 1989, le Prix Roger Caillois en 1991 pour Poétique de la Relation ou encore le Prix de poésie du Mont Saint-Michel en 1998.
Colloque mémorable, qui en appelle d’autres encore : New York la même année, en décembre à CUNY (« Edouard Glissant : de la pensée archipélique au Tout-Monde ») puis en avril 2005, notre colloque de Carthage, « Edouard Glissant, pour une poétique de la Relation », qui accueillait Glissant en cette Carthage dont il gravé le martyre dans Le sel noir. Vous pouvez accéder à des versions en ligne de la plupart de ces colloques, sur la page « La recherche » du site. On ne dira jamais assez la ferveur toute particulière qui a marqué toutes ces rencontres, dépassant souvent les seuls prétextes universitaires : l’œuvre de Glissant a aussi cette caractéristique de constituer un trait d’union actif pour les esprits - c'est aussi l'une des déclinaisons du Tout-Monde.
Le rayonnement
Parallèlement à cette activité d’enseignement, le rayonnement international de l’œuvre de Glissant ne cesse de croître à travers le monde, comme en témoigne tout particulièrement le nombre de colloques internationaux de grande envergure qui lui sont consacrés. L’écrivain est alors constamment sollicité, qu’il s’agisse de conférences, de débats ou autres manifestations publiques dans lesquelles on est avide de sa parole d’ouverture.
Citons en particulier le colloque international « Horizons d’Edouard Glissant », qui se tient à Porto du 24 au 27 octobre 1990, ou encore le colloque de la Sorbonne de 1998, « Poétiques d’Edouard Glissant ». L’occasion, à chaque reprise, de vérifier justement non seulement cet intérêt critique et universitaire autour des ramifications les plus récentes de l’œuvre, mais aussi la fidélité et le renouvellement du lectorat. Au cours du colloque de la Sorbonne des personnalités du monde littéraire international font le déplacement pour honorer l’œuvre et l’ami : Wole Soyinka, Adonis, Patrick Chamoiseau…
Ce début de la période américaine est aussi l’occasion pour Glissant de relire Faulkner avec une acuité particulière. Immergé dans cette Louisiane qui fut le terreau propre de l’écrivain, il réexamine le cheminement littéraire de William Faulkner, en y décelant ce qu’il nomme une « écriture du diffèrement », au gré de laquelle cet autre écrivain des plantations a dit le malaise du Sud des Etats-Unis et ses névroses identitaires ; cela donne en 1996 l’essai Faulkner, Mississippi. En 1994, la City University of New York l’appelle pour occuper la chaire de littérature française au Graduate Center. Un réel engouement se fait sentir autour des cours qu’il dispense aux doctorants, avec qui il crée un Club de Poésie.
L'UNESCO, mieux qu'une étape
Nouveau tournant pour Glissant au début des années quatre-vingt : il est appelé à l’UNESCO, où l’audience de sa parole réussit en peu de temps, à le hisser en 1981 au poste important de directeur du Courrier de l’Unesco, qui est alors un titre international très respecté sur la scène mondiale. Le Courrier comprend alors 26 éditions linguistiques, dont 6 faites à Paris ; sous le mandat de Glissant, les éditions hors siège atteignent le chiffre de 36.
La ligne éditoriale des numéros réalisés alors balaye un prisme assez large, allant de considérations ethnographiques aux débats géopolitiques globaux ayant trait aux domaines de prédilection de l’institution : l’éducation, le développement, la science et la culture. Le poste est passionnant pour cet esprit épris du dialogue des peuples, de cette fameuse mise en relation qu’il a pour repère : les nécessaires arbitrages entre les différentes équipes rédactionnelles nationales le confrontent à une scène où s’épanouit la diversité des approches, dans une sorte de préfiguration en actes du tout-monde glissantien.
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