En 2001, l’exposition « Brouillons d’écrivains » à la Bibliothèque nationale de France avait accueilli certains manuscrits de Glissant, notamment celui de Tout-Monde et l’intérêt du public s’était manifesté, pour cette écriture foisonnante, bouillonnante. Dans un entretien paru en 2004 dans le numéro 23 de la revue Genesis (« Je ne suis pas un bon archiviste ! », Entretien avec Philippe Artières), l’écrivain s’explique sur ses pratiques d’écriture et le processus d’élaboration de ses ouvrages ; vous pourrez en lire ici quelques extraits, en regard de reproductions d’états manuscrits très révélateurs (tirés d’archives personnelles ou du numéro 29 de la revue Point d’ironie d’Agnès B., numéro réalisé à l’occasion du passage de Glissant au festival « Les périphériques vous parlent », en 2002 – vous pouvez consulter ce numéro au format pdf ici.
Pratiques d'écriture : en quête de la totalité
On l'a vu, les archives de Glissant désormais "trésor national" contiennent nombre de manuscrits. On le sait particulièrement depuis le succès rencontré par la critique dite « génétique » : les pratiques d’écriture, en tant qu’elles révèlent un rapport toujours individuel et original à la chose écrite, sont autant de jalons pris en compte pour cartographier le lieu d’émergence d’une pensée, et apprécier l’alambic de la création littéraire. Dans le cas de Glissant, outre même la beauté des manuscrits, c’est certainement les entrelacs intimes d’un projet de saisie de la totalité que nous donnent à voir une étroite relation au livre, rapport de convoitise aux livres en germe, mais d’un étonnant détachement vis-à-vis des livres accomplis. On comprend par là cette réalité d’une œuvre toujours en cours, en mouvement perpétuel, et qui s’épanouit contre toute fixité.
Non, mais je vais vous dire quelque chose : en général, j’écris les premières pages d’un livre, d’un roman, et j’écris la dernière ligne. Je sais déjà comment le roman va se terminer. La dernière phrase ou les deux dernières, ou les trois dernières, peu importe, mais la fin littérale, textuelle. Et je poursuis cette fin jusqu’à ce que je l’aie rejointe. Quand je l’ai rejointe, le livre est fini. Donc, il n’y a jamais la possibilité d’abandonner, puisqu’il s’agit d’aller là, à cette dernière phrase. C’est un travail qui implique tout à fait continûment la recherche d’un point de fixation, qui est la dernière phrase. En général c’est comme ça que je travaille. Il se peut que dans le cours du livre cette dernière phrase change, mais elle change en fonction de ce qu’elle a été, elle ne change pas en fonction de ce que j’écris. »
Ce qui fait que, au fond, tout votre travail est dans ce manuscrit.
Oui, tout.
Vous n’avez jamais eu l’angoisse de perdre ce travail ? Je me souviens vous avoir vu vous promener avec dans la maison, le tenir sur vous.
Oui, je ne me sépare jamais du manuscrit.
Même dans tous ces voyages, tous ces halls d’aéroport…
Une fois j’en ai oublié un dans un train – c’était le manuscrit de Mahagony –, alors ça c’était la catastrophe. On arrivait à Limoges et je l’ai laissé sous l’accoudoir de mon siège, et quand on est arrivé à l’hôtel, affolés, on a pris un taxi pour revenir à la gare, on nous a dit que le train était au nettoyage, on s’est précipités, le train revenait en gare pour repartir sur Paris et je faisais de grands signes au conducteur de train, et il était étonné, il croyait que je lui disais bonjour et il s’est arrêté effectivement sur le quai pour prendre des voyageurs, je me suis précipité et j’ai retrouvé le manuscrit sous l’accoudoir… Ceux qui avaient nettoyé le train ne l’avaient pas vu, mais je l’ai retrouvé ! C’était le manuscrit total, complet de Mahagony, c’était la seule copie, c’était la seule version. Dans l’écriture, il y a toujours cette petite excitation de « est-ce que je vais perdre le manuscrit ? » qui est intéressante.
Vous est-il arrivé de commencer un manuscrit, un de ces gros livres reliés, et d’y renoncer, de l’abandonner ?
Et concernant l’élaboration de vos livres – je pense à Mahagony et à Malemort –, vous commencez très souvent ces manuscrits par une page titre qui rappelle effectivement le livre, de manière très forte, parfois même avec de petites enluminures, des dessins – ce qui donne un caractère d’une très grande beauté à vos manuscrits –, puis vous faites souvent sur cette page de gauche des listes, à la fois de noms, parfois de lieux, parfois il y a même une carte… Des chronologies aussi. Ce qui me frappait, c’était ces listes…
Oui, parce que ce qu’il y a d’intéressant, dans le texte, c’est que la chronologie doit disparaître, du point de vue de cet improbable dont je parle, mais pour qu’elle disparaisse, il faut qu’elle soit là. En marge, à gauche du texte, il y a toujours ces listes ou des notations qui disent ce qui manque dans le texte, la réaction d’un tel, et là à cet endroit il faut que je mette ça, mais c’est en marge du texte et ça vient compléter le chemin du texte. C’est un travail passionnant, parce que c’est le travail disons de confection, c’est la couture du texte qui se fait là.
Ah oui. Beaucoup. Le manuscrit est complètement cadré, mais en marge il y des renvois dans tous les sens et, par exemple, la page de droite, c’est le texte, et la page de gauche est bourrée d’ajouts. Et le suprême plaisir du travail, c’est une fois qu’on a achevé de recommencer et de reconstituer la totalité en quelque sorte immaculée de la page, en se servant de tous les ajouts pour reconstituer une chose.
Vous n’avez jamais fait de copie au propre ? La copie au propre se fait sur un autre support, sur la machine…
Oui. Je ne recopie jamais au propre à la main.
Et mes manuscrits – mes tapuscrits – vont toujours dans ce sens. Au fond, quand je donne le tapuscrit à l’éditeur, à l’imprimeur, il n’y a plus qu’à le faire comme c’est. Le nombre de lignes, etc.
Vous avez toujours écrit à la main vos manuscrits ?
Oui, toujours.
Et après, vous opérez vous-même ce travail de saisie, vous n’avez jamais confié un manuscrit ?
Ah non, à personne ! D’abord, j’ai suivi le chemin de tous les écrivains, j’ai eu une petite machine à écrire, tac, tac, tac, tac ! Ensuite, j’ai eu une machine à écrire un peu plus perfectionnée, à boule. Et maintenant je saisis sur des computers, des ordinateurs, mais le computer dont je me sers, je ne sais faire que ça dessus, c’est-à-dire saisir le texte. Je ne connais aucune des autres fonctions de ce computer. D’ailleurs, je ne suis pas capable d’envoyer des e-mails ou d’en recevoir. Ce que je sais faire c’est le traitement de texte sur un computer : alors ça, je dois dire que c’est prodigieux.
Cela facilite la mise en page ?
Oui, je me suis aperçu, avec mon computer, qu’il m signale les passages où le texte n’est pas très bon, parce que quand le computer refuse de prendre dans l’espace que j’ai définit le texte, c’est qu’il y a deux ou trois adjectifs en trop, il y a un adverbe qui n’est pas nécessaire, etc. Alors, je reviens, j’enlève ça et ça tombe pile, paf ! Autrement dit, finalement, le computer est une espèce de régent qui vous aide à mieux constituer le texte. C’est bizarre, mais c’est vrai. Enfin, en ce qui me concerne, c’est vrai.
Ce sont des manuscrits extrêmement retravaillés…
Le processus du livre
« Si votre travail d’écriture n’est pas localisé dans un bureau, en revanche il existe un élément qui me paraît important : vous êtes très attaché au support que sont ces espèces de gros cahiers, de livres aux pages blanches généralement reliés soit de velours, soit de cuir…
Oui, ce sont les épreuves des imprimeurs.
Vous écrivez toujours sur ces volumes ?
Oui. Je n’écris jamais sur des feuilles de papier ou des cahiers ordinaires. J’ai besoin pour l’écriture de la préfiguration du livre et ça c’est important. Quand je fais un manuscrit, j’écris sur ces fameux livres qui préfigurent le livre, et quand je tape, c’est avec une minutie féroce. Je ne supporte pas la page de tapuscrit qui ne soit pas absolument parfaite, comme si c’était un livre, comme si c’était le livre. Les espaces, les cadrages… comme si c’était le livre.
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