"L'ESPACE D'UNE JOURNÉE, LA MOUSSE DES VOIX S'EST RÉPANDUE, JUSQU'À CES SIÈCLES ACCROCHÉS AU ROCHER DU DIAMANT, ET QUI FONT EN TOURBILONS PLUS D'UN CHAOS-OPÉRA.
La porte de la mer, violette et bleue et violette, relève d'une seule vague ce que la noire profondeur grandissante aménage peu à peu, et cette vive alliance de la lumière et de l'obscurité, ils m'ont alloué l'éclat, et j''habitais l'obscur, et puis cette frappe d'une lame baroque et difficile et grenue, ses élancements se relaient comme de la trame d'un texte. Qu'attendions-nous de cette virée strictement maintenue dans le cadrage de la baie ? Nous estimons que le rocher est un point de reprise ou de ralliement, et qu'il a survécu à l'effondrement brutal de la crête des mornes qui jadis avançait dans l'eau comme une rame de gouvernail, et entre lui et la terre il y a maintenant une passe traversée de courants sournois et de vents malins qui se déguisent sous les boucans du soleil, la marine anglaise en a profité voilà bien deux siècles pour y établir un retranchement, deux batteries de canons, un hôpital et une poudrerie creusés dans la roche, ce point extrême était devenu un bastion de guerre, un vrai navire à l'ancre et tout-puissant. Vous retrouverez presque partout, sur les côtes tourmentées ou plates des mers et des océeans ces mêmes signes d'exlamation ou d'interrogation, bâtis de falaises enchevêtrées et découpées en dentelles de craie, ou de collines bonasses bourrées d'herbes rousses et de forêts tassées à ras, pour nous c'est ici le bon morne Larcher peuplé de ses bêtes-longues, ou de portées d'alluvions lisses et lassées se coulant dans l'eau comme des anolis brûlés de soleil, et qui toutes se terminent à l'abrupt ou en douce dans la vague qui fait chenal ou passage ou gouffre ou léviathan, soit aux mers des déserts ou aux furieux océans, et ces mornes et ces falaises et ces esplanades de sables ou de boues tendent tous vers le point qui fut jadis leur pleine extrémité. une telle répétition du motif, les tempêtes frappent et sculptent partout de cette même manière, fait une vous voyez se dessiner là une ou plusieurs significations cachées. La partie continentale de cette figure établit pour nous le présent des choses, la nasse des réalités, ce qui est éphémère ou qui change, et la courbure à peine entrevue sous les eaux, relief de l'effondrement de naguère, perpétue la concordance du passé en ce présent, ou suggère à gros gros bouillons les continuités des laves sous-marines jaillies des volcans vivants ou morts des alentours et qui mêlent leurs feux là-dessous, et pour finir voici le rocher (le point), qui est à lui seul un vieil archipel, et tellement irréductible dans sa fragilité sculptée, les matins sourds et les nuits évaporées le creusent et le mangent sans le tarir, et il maintient le lien, d'interrogation ou d'exclamation, et il jette l'inquiétude et l'émerveillement au travers de toute la structure, qui vous saisissent, comme un flot roulant, tout est clair et lisible, et ce point, cap grêlé ou pic ou arche dévouée aux vents siffleurs ou double cheminée plantée de nuages, ou aiguille cousant ses brumes, consacre face à vous et où qu'il se retrouverait au monde, et vous aussi, le même signe terrien-marin, de cayes tôt emportées au loin et d'obscurités inaccessibles montées du fond, et qui renforce et transporte votre criée. S'enfoncer alors aux chaos des signes, avant de se retrouver lentement à la clarté ou à la densité d'un sens. Le Rocher monte à flanc des eaux."
« Opéra » : c’est finalement à la faveur d’un retour en « Opéra », vers « Le ventre clos de ce bateau » (que l'on peut envisager comme une référence à "La barque ouverte" par quoi s'ouvre Poétique de la Relation), vers les Amériques et l’histoire de la Caraïbe que s’impose la haute vision humaniste que l’on peut voir se déployer magistralement vers Une nouvelle région du monde. Car ici encore une méditation sur les mers, celles qui diffractent et celles qui concentrent, est le motif d'un rappel (p. 201), de la "Déclaration sur la traite négrière et l'esclavage", par laquelle Glissant, avec Patrick Chamoiseau et Wole Soyinka ouvraient la voie à la loi portée par christiane Taubira en 2001, reconnaissant la traite et l'esclavage, crime contre l'humanité. L'occasion de dire, à travers ces pages essentielles, combien c'est seulement à la faveur d'une mémoire réconciliée et partagée que pourra s'accomplir la réelle Relation et le véritable arpentage du Tout-Monde, en cette nouvelle région encore mise au devant des humanités et à la faveur d'un regard final sur le devenir urbain du monde.
« Décomposés, recomposés » : interrogeant jusqu’à la géologie elle-même, disposant ses points d’interrogation et d’exclamation dans la somptuosité du monde, l'écrivain revient sur les questions de l'Étre et de la mémoire de l'esclavage, mais aborde aussi la notion de francophonie, dans le sens d'une interrogation sur le statut des langues à l'heure de la mondialité. C'est là une version augmentée d'un article paru dans Les Inrockuptibles en mars 2006, à rapprocher, à compléter en quelque manière du dialogue mené avec Lise Gauvin dans L''imaginaire des langues (Gallimard, 2010).
« Langues d’éclats » : le second temps de l’ouvrage scande la dialectique des mémoires plurielles et de la tension vers une mémoire commune, déjouant là encore les poncifs d’aujourd’hui, contre les exhortations de remémoration forcée et les pièges de l’oubli : « La mémoire est un archipel, nous y sommes alors des îles que les vents inspirés mènent à dérader. » (p. 163). On aura vu passer la haute silhouette de Mandela dans une évocation magistrale et inoubliable de Robben Island ("Prose mesurée rhtymée"), dans les entrelacs tourbillonnants de l’essai. Mais il y est question in fine, dans cette ampleur de vue qui ne se joue pas de vertige, de l’élaboration consciente et profonde d’une poétique, prenant le pas sur une politique – et c’est par ce prisme que sont abordées les rives de cette nouvelle région qui n’est pas putative, mais devant nous : « La première volonté de résistance aux effets des catastrophes, tellement profondément liées aux manœuvres des tyrannies, est une poétique avant d’être une politique. (…) la poétique ne vient pas en rêvasseries hélantes, elle est la lucidité germée des profondeurs. Lucidité tremblante cependant. Et il ne s’agira pas de rétrécir ces mers et ces océans où se diluent nos mémoires, mais d’y voir lever au large cette nouvelle région du monde, où nous entrerons tous. » (p. 162-163)
Extrait d'une conférence d''Édouard Glissant dans le cadre du séminaire de l'ITM : "Philosophie du Tout-Monde" (30 mai 2008 à Paris, Espace Agnès B.). Une définition de la "nouvelle région du monde".
Entretien d'Édouard Glissant avec Laure Adler au Musée du
Quai Branly, dans "Tropismes", France O (juin 2007).
Tous les débats prégnants d’aujourd’hui au gré desquels sont alimentés tant de confusions trouvent ici des accents d’une rare élévation, ou plus exactement, d’une perspective éminemment large, qui manie un regard panoramique sur les problématiques de l’identité, de la mémoire et de la pauvreté. Ce déchiffrement part il est vrai d’un prédicat : le poète, l’écrivain, l’artiste, n’ont pas pour mission de faire écho à un illusoire éclat du monde, mais plutôt, d’en pénétrer tout l’obscur, ces « profonds » qui avaient déjà été émis dans la pensée de l’auteur. Il s'agit de déjouer les clartés trompeuses, et de reconnaître le magistère de quelques défricheurs qui ont eu la prescience de cette complexité et de cette enchevêtrement intégral dans lesquels se retrouvent projetés les peuples dans le précipité du « chaos-monde ». C'est l'objet de "L'espace d'une journée", somptueuse introduction de l'ouvrage qui s'ouvre par la contemplation, comme d'une énigme, du miroitement des lueurs et couleurs changeantes du Rocher du Diamant (voir l'extrait, plus loin).
« Langages obscurs » : à la faveur de tout un itinéraire que propose la première partie de l’ouvrage, sont abordées les milles nuances des « réalités filantes » sans le secours des anciens schèmes explicatifs du réel. La chose, s’empresse de constater l’écrivain, n’est pas aujourd’hui d’aspiration commune, prenant acte d’une soudaine absence du monde à la conscience des individus, du fait d’un divertissement généralisé : « Nous nous sommes vite habitués à ces divertissements, et maintenant nous regardons passer. Les peuples deviennent les publics » (p. 29-30). Cette première partie fait place à la très importante réflexion métaphysique également dévloppée ailleurs, et par laquelle Glissant se réclame de l' "étant", selon l'orientation et dans l'inspiration des Présocratiques : Le « diseur désordonné », nous entraîne alors dans les aventures de l’étant qui auront pris le pas sur l’Etre omnipotent et omniscient ; sont abordés alors les domaines proprement esthétiques de ce mouvement sous-jacent, de ce monde donné pour représentation, au-delà des histoires officielles de l’art. C’est encore à cette aune qu’est envisagée la conception du récit ou de la manière d’habiter les lieux, en une communauté qui dépasse les lieux communs. Plus que jamais, la diversité, « matrice-motrice du chaos-monde » fonde la Relation, contre toutes les désinences de l’Universel.
Si l'on écarte (par simple commodité) les écrits de circonstances édités par Galaade et l'ITM entre 2007 et 2010, les deux séries d'entretiens publiées en 2006 et 2010 (avec Alexandre Leupin et Lise Gauvin) et enfin les deux cas particuliers que sont La terre magnétique (2007) et l'anthologie poétique de 2010, Une nouvelle région du monde publié en 2006 dans la collection blanche de Gallimard constitue l'avant-dernier essai "constitué" de Glissant, après La cohée du Lamentin (Poétique V) publié en 2005 et avant Philosophie de la Relation, publié en 2009. Sous-titré Esthétique I, l'essai est censé inaugurer un nouveau registre de la réflexion conceptuelle que déployaient jusqu'alors les moments de la Poétique et ce, selon les nuances propres à une vision "esthétique" au sens large du terme.
L'ouvrage porte en exergue la mention suivante : "Nous avons rendez-vous où les océans se rencontrent", semblant porter en soi la focalisation de cette "esthétique" autour d'une nouvelle étape accomplie dans le processus de créolisation, que décline l'essai. Cette esthétique, c'est celle de l'attention au monde lui-même.
La réception de ce nouveau pan de la réflexion de Glissant est à l'image de celle qui a trait à l'ensemble de ses derniers essais : une célébration unanime mais tout particulièrement, la reconnaissance de nouvelles ramifications de la pensée, qui forcent à une attention soutenue envers les subtilités de la vision de l'écrivain. L'essai ayant été publié à quelques mois d'intervalles de Mémoires des esclavages (Gallimard / La documentation française, 2007), les quelques interventions médiatisées de Glissant de l'époque prennent en compte les deux publications - à l'image de l'entretien avec Laure Adler, ci-contre.
On le sait, depuis le début des années quatre-vingt-dix, Édouard Glissant a amorcé un tournant dans l'évolution de sa pensée, qui tient en cet espace du Tout-Monde, parcouru et décliné depuis lors dans sa topographie, son étendue et les modalités qu'il induit. Les étapes de cette traversée sont liées à un certain nombre d'essais, dévolus à la Poétique ainsi instituée, et enrichis dès lors par la nouvelle étape d'une Esthétique, dont Une nouvelle région du monde devait constituer le premier volume. Mais on a appris au contact de cette œuvre, à dépasser les cloisonnements pour apprécier une densité irréductible, qui doit être accueillie plus que recensée.
Cette nouvelle région du monde actualise et incarne en quelque façon ce que le Tout-Monde postulait, d’une co-présence des humanités, au temps du village global. Au-delà de la prophétie ou du symbole, c’est au subtil décryptage de cet avènement que nous invite Glissant, ne dressant jamais de grille interprétative préconçue dans ce parcours en spirale, mais répondant au mouvement propre de sa « poétrie » :
« Nous entreprenons cette poétrie-ci avec trois pas, peut-être immobiles, l’apparition, sous l’auvent transparent des calamités, d’une dite nouvelle région du monde, la force percevable du coloris des paysages, et à savoir, en troisième et vrai lieu, si cela inaugure une lumière, ou blanche ou noire ou de quelque relevé qui vienne, ou nous précipite plutôt dans une confusion délétère » (p. 30-31)
Une nouvelle région du monde, géographie d'une "poétrie"
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