Ci-dessous, lecture du chapitre concernant le centre national
Lecture par Félix Lahu © INSTITUT DU TOUT-MONDE, 2013
En 2009, à l’occasion du colloque international réuni à Tozeur en Tunisie du 1er au 3 mai « Les interactions culturelles entre l’Afrique et le monde arabo-musulman » dans le cadre du programme « La Route de l’esclave » de l’UNESCO, Édouard Glissant co-signe avec Salah Trabelsi (historien, France) et Abdelhamid Larguèche (historien, Tunisie) la « Déclaration de Tozeur » portant sur la traite négrière arabo-musulmane :
2006 - Désignation de la Journée nationale de la
mémoire de l'esclavage. France 2, JT du 30 mars 2006
L'édition 2012 de Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leur abolitions (Galaade / ITM) dans lequel est repris la Déclaration de 1998.
Extrait d'une interview d'Édouard Glissant par Roger Rotman à l'occasion du colloque "L'esclavage : la France, les abolitions, les enjeux", Centre Pompidou, 21 avril 2006. L'écrivain revient sur la reconnaissance de l'Histoire et sur les débats autour de la mémoire de l'esclavage.
Glissant part donc du constat que toute société issue de la catastrophe de la Traite est tirée justement d’un gouffre, dans lequel se sont enfouies les identités, et d’où sont nées à partir des dépossessions, à la fois les névroses et les structures mêmes de nouvelles entités. C’est alors que l’écrivain observant le phénomène devient tour à tour historien, anthropologue, sociologue, excédant le rôle assigné par la tradition au poète, livrant ce qu’il nomme lui-même une « vision prophétique du passé ». Penser le gouffre comme expérience mais aussi comme modalité singulière des occultations de l’Histoire (celle qui ne dira jamais les cris ni les « malheurs qui n’ont point de bouche »), voir et donner à voir la déshumanisation à l’échelle de plusieurs siècles : l’opération n’a plus rien à voir avec l’acception ordinaire de la littérature, car le projet en transcende les frontières habituelles. C’est cette ampleur qui explique aussi que l’écrivain a choisi de décliner cette exploration mémorielle à travers tous les genres de son œuvre : si en poésie, Les Indes et Le sel noir portent le récit de la colonisation, tout un pan de la production romanesque est dévolu au tableau non linéaire de la société d’Habitation, avec La Quatrième Siècle (1964) en tête, dont la remontée généalogique sera relayée par La Case du Commandeur (1981) et la démultiplication de l’épopée du marronnage avec Mahagony (1987). Le corpus impressionnant des essais est quant à lui continuellement parcouru et comme irrigué par la réflexion sur l’esclavage, qu’il s’agisse des différents volumes de la « Poétique », ou des derniers essais dont certains y sont entièrement consacrés (Mémoires des esclavages en 2007 ou la manifeste Tous les jours de mai en 2008).
Pour parler de la réflexion ambitieuse qu’est celle de Glissant dans ce domaine, il faut être à même d’apprécier à travers ses textes mêmes, cette étendue d’une pensée qui s’est pas à pas développée sur l’espace de plusieurs décennies et au-delà des modes ; pour concevoir plus précisément ce qui, dans cette pensée, nous parle de la subtile articulation entre Histoire et mémoire, pour en somme réellement saisir la portée de cet appel lancé par l’écrivain à l’occasion de la commémoration du 10 mai en 2008 (Tous les jours de mai), il n’est pas inutile de rappeler le rôle qu’il joua dans la restitution de tout un pan de notre mémoire collective justement. Rôle fondateur relevé, avec d’autres, dans cette complexification et en tout cas l’enrichissement de ce lien fécond entre l’appréhension de l’Histoire, et ce qu’en fait le chaudron des mémoires. On en prendra la mesure à l’aune du choix de textes présenté au sein de ce dossier.
En 2006, au moment même où était choisie la date du 10 mai comme Journée nationale de mémoire de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions et qu'était mis en place le Comité pour la Mémoire et l'Histoire de l'Esclavage (CPMHE), le Président Jacques Chirac confiait à Édouard Glissant une mission pour la fondation d'un Centre national dont les principes avaient été définis. Cette mission a été présentée par Glissant dans un texte édité en 2007 par Gallimard et la Documentation française : Mémoires des esclavages. La fondation d'un Centre national pour la mémoire des esclavages et de leurs abolitions. Il y expose à nouveau le cœur de sa conception du rapport de la mémoire à l'Histoire, y délimite la question des traites transatlantique et transsaharienne et y dessinne les contours du centre national projeté. Le texte est préfacé par Dominique de Villepin, alors Premier Ministre.
Édouard Glissant lisant en Sorbonne le 13 mars 1998 la « Déclaration sur la traite négrière et l’esclavage » qui devait inspirer en 2001 la « loi Taubira ».
Entretien d'Édouard Glissant avec Laure Adler au Musée du
Quai Branly, dans "Tropismes", France O (juin 2007).
Un peu comme s'il importait pour l'écrivain, dans les dernières années de sa vie, de souligner encore l'importance que revêtait à ses yeux la préoccupation à la fois d'une reconnaissance et d'une transmission de la mémoire de l'esclavage, Édouard Glissant, fut, on peut le dire, à partir de 1998 notamment, l'un des acteurs clés d'une évolution fondamentale qui culminera en 2001 avec la loi portant reconnaissance de l'esclavage et de la traite, comme crime contre l'humanité. On pourrait distinguer dans cette phase trois temps importants :
En guise de conclusion au colloque international "Poétiques d'Édouard Glissant" qui s'était tenu du 11 au 13 mars 1998 en Sorbonne, l'événement fut sans conteste la déclaration tenue par Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et Wole Soyinka, réclamant la reconnaissance de la traite et de l'esclavage comme crime contre l'humanité - pétition à l'appui. Une déclaration solennelle, pensée au mot près, un moment fort de cette histoire, et un point de départ qui devait rendre possibles les mutations ultérieures et singulièrement, la loi de 2001.
L'étendue de la réflexion de Glissant en la matière peut se comprendre non seulement par cette caractéristique d'une représentation de l'ensemble de son œuvre, mais aussi par la nature même de son apport, qui fut celui d'une exploration de la mémoire perdue dans le "gouffre" matriciel dont sont issues selon lui les sociétés formatées par la traite et l'ordre colonial.
Réfléchissant dès les débuts de son activité littéraire sur la dépossession des Antillais de leur identité propre du fait même de ce traumatisme premier, l’écrivain n’a eu de cesse de renouer les fils d’un moi émietté, en se mettant en quête des traces fondatrices mais disséminées par le gouffre initial, celui du bateau négrier. C’est en cela que l’apport de Glissant autour des thématiques de l’esclavage est incontestablement celui qui permet le mieux de penser l’articulation entre Histoire, identité et mémoire.
Pour comprendre plus spécifiquement le projet de Glissant sur ce point, il faut avoir aussi dépassé la seule et déjà colossale tâche de la seule quête bilan identitaire, et réaliser que c’est un pan entier de l’histoire « des humanités », pour reprendre un de ses termes favoris, qui se trouve visé par la volonté d’une exploration inédite dans toutes les littératures que l’on persiste à dire postcoloniales. Car la tâche, qu’on y prenne garde, n’a pas seulement été pour Glissant de faire écho aux injonctions anticolonialistes et humanistes de Césaire – celui qui, dans le Cahier d’un retour au pays natal, relevait la mission d’être « la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche » –, mais bien d’explorer la nuit très profonde de la mémoire perdue dans le gouffre colonial.
Pour sa troisième Fiche pédagogique, Édouard Glissant.fr vous propose, conjointement au site "Les Mémoires des esclavages et de leurs abolitions" produit par l'ITM, tout un dossier consacré au rapport dense à la question de la mémoire de l'esclavage, dans l'œuvre et le parcours de Glissant. Car moyennant l'ensemble de cette œuvre, c'est bien une réflexion unique en son genre, tant par ses implications que par son étendue propre que désigne ce rapport nourri entre Glissant et la question de l'esclavage. La mémoire de l'esclavage induit ainsi autant une thématique centrale de l'œuvre que l'un des enjeux de la réflexion de l'écrivain. De tous les intellectuels et écrivains antillais qui ont consacré une part de leur réflexion à la mémoire de la traite et de l'esclavage, Édouard Glissant se distingue sans aucun doute par l'étendue particulière que prennent ces questions dans sa production littéraire, couvrant à la fois toutes les périodes de sa création et tous les genres qu'il a abordés (romans, essais, poésie, théâtre).
"L'esclave de l'esclavage est celui qui ne veut pas savoir."
Édouard Glissant, Le Discours antillais
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